Le goût de l'Europe - Pierre Haroche
4ème de couverture :
“ Je crois que nous sommes nous-mêmes le reflet de l’Europe, la prolongation de l’Europe et que nous pouvons être un miroir, possiblement magnifique, de l’Europe, étant donné que l’Europe oublie en général qu’elle est l’Europe » écrivait l’Argentin Jorge Luis Borges en 1985, dans un texte resté inédit en français, et qui résonne étonnamment aujourd’hui…
Ce sont les écrivains qui, avant les politiques et les administrateurs, ont fait l’Europe en l’invoquant. Ils l’ont faite à travers leur vision, leur sensibilité, leur goût. L’Europe est une entité qui ne se réduit pas à la somme de ses parties, mais les englobe. Des mythes antiques aux problématiques contemporaines, balade sur un continent incertain en compagnie de Hésiode, Ovide, Victor Hugo, Fédor Dostoïevski, Thomas Mann, Stefan Zweig, Henry James, Albert Cohen, Aurélien Bellanger, Orhan Pamuk, Laurent Gaudé et bien d’autres."
Pierre Haroche, chercheur en relations internationales, a réalisé cette petite anthologie littéraire européenne. Il a sélectionné une trentaine de textes.
Fiche de lecture
Introduction par Pierre Haroche
“Le goût de l’Europe, c’est l’appétit qui a porté ces auteurs à s’élever, comme on prend le large, au dessus des réalités locales ou nationales, vers cet espace plus vaste, plus spirituel, plus mystérieux”
“L’Europe se révèle parfois plus facilement aux regards des non-européens qu’à ceux de ses propres habitants”
“A présent, retournons-nous” Vous apercevez ces regards venus des 4 coins du monde. Pour eux, l’Europe rayonne comme un château éclairé dans la nuit. Regardez la clarté au fond de leurs yeux, ce sont les miroirs de l’Europe.
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Origine de l’Europe
Europe est un mot très ancien. Première occurrence du mot Europe : dans La Théogonie d’Hésiode (8ème siècle AVJC). Poème fondateur de la mythologie grecque chante la naissance des dieux et du monde (Gaïa, Ouranos..).
Dans un hymne grec du VIe s. AVJC, Europe désigne la partie continentale de la Grèce (par opposition à la péninsule du Péloponnèse et aux îles). C’est la première occurrence du mot Europe avec un sens géographique.
L’Europe est la terre qui échappe aux perses, la princesse qu’on enlève à l’Asie
Au Ve siècle AVJC, Hippocrate mentionne les européens.
2 théories pour l’origine du nom Europe :
1) usage par les marins phéniciens des deux mots Ereb (qui donnera Europe), le couchant, et Assou (qui donnera Asie), le levant pour désigner les deux rives opposées de la mer Égée
2) l'enlèvement de la nymphe Europe par Zeus sous la forme d'un taureau est un mythe, qui donnera son nom à un continent.
Le mythe de l’enlèvement d’Europe par Zeus est le sujet de nombreux tableaux (Titien, Rembrandt)
Dans les Chroniques mozarabes (description des conquêtes arabes en Espagne et dans le sud de la France par des moines chrétiens espagnols), les troupes de Charles Martel sont appelés “les européens”
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L’identité européenne
Haroche : “Un fil invisible relie la cité, la nation, l’Europe et le monde. La cité unit les hommes par la cohabitation et la fréquentation des mêmes lieux ; la nation s’appuie sur une culture partagée, souvent une langue ; le monde est la demeure commune de l’humanité ; au milieu, l’Europe est l’échelon spirituel par excellence”
Les Européens partagent des affinités morales. Tout comme les grecs qui avaient conscience de partager, au-delà des divisions politiques, une identité commune symbolisée par le sanctuaire panhellénique de Delphes.
=> La 1ere Union Européenne est la République des Lettres. Le premier marché commun est celui des idées. Voltaire entretient une longue correspondance avec Frédéric II. Dans les bibliothèques, privée ou publique, se forme une conscience européenne.
“Les Peuples de l'Europe ont des principes d'humanité, qui ne se trouvent point dans les autres parties du monde; ils sont plus liés entr'eux; ils ont des loix qui leur sont communes; toutes les Maisons des Souverains sont alliées; leurs Sujets voïagent continuellement & entretiennent une liaison réciproque. Les Européens Chrétiens sont ce qu'étoient les Grecs; ils se font la guerre entr'eux, mais ils se conservent dans ces dissentions d'ordinaire, tant de bienséance & de politesse, que souvent un Français, un Anglais, un Allemand qui se rencontrent, paraissent être nez dans la même Ville. Il est vrai que les Lacédémoniens & les Thébains étoient moins polis que le peuple d'Athènes; mais enfin toutes les Nations de la Grèce se regardoient comme des Alliés, qui ne se faisoient la guerre que dans l'espérance certaine de la paix: ils insultoient rarement à des ennemis qui dans peu d'années devoient être leurs amis. C'est sur ce principe qu'on a tâché que cet ouvrage fût un monument de la gloire du Roi, & non de la honte des Nations dont il triomphe: on seroit fâché d'avoir écrit contre elles avec autant d'aigreur, que quelques Français en ont mis dans leurs satyres contre cet ouvrage d'un de leurs compatriotes; mais la jalousie d'Auteur à Auteur, est beaucoup plus grande que celle de Nation à Nation”
Voltaire, discours préliminaire au poème de Fontenoy (célèbre la victoire de Louis XV sur une coalition UK, NL, autriche)
Dans Le Monde de demain. Songe d’un Européen, l’écrivain Emile Alexandre Crémier imagine une république fédérale européenne en 1784 !
Victor Hugo croyait aux Etats-Unis d’Europe. Les Burgraves (1843) : “En effet, il y a aujourd'hui une nationalité européenne, comme il y avait du temps d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, une nationalité grecque. Le groupe entier de la civilisation, quel qu'il fût et quel qu'il soit, a toujours été la grande patrie du poète. Pour Eschyle, c'était la Grèce; pour Virgile, c'était le monde romain; pour nous, c'est l'Europe. Partout où est la lumière, l'intelligence se sent chez elle et est chez elle” “D'ailleurs, la France, qui prête à la civilisation même sa langue universelle et son initiative souveraine ; la France, lors même que nous nous unissons à l'Europe dans une sorte de grande nationalité, n'en est pas moins notre première patrie, comme Athènes était la première patrie d'Eschyle et de Sophocle. Ils étaient Athéniens comme nous sommes Français, et nous sommes Européens comme ils étaient Grecs."
Hugo : Paris, capitale de l’Europe. “Avant d’avoir son peuple, l’Europe a sa ville”. L’humanité, nation définitive
“Europe”, poème d’Emile Verhaeren (poète belge) :
“Un soir plein de clartés et de nuages d'or,
Du fond des cieux lointains, rayonne au coeur d'un port
Léger de mâts et lourd de monstrueux navires ;
L'ombre est de pourpre autour des aigles de l'Empire
Dont le bronze géant règne sur les maisons.
On écoute bondir, dans leurs beffrois, les cloches ;
D'héroïques drapeaux pendent aux frontons proches,
Et la gloire en tumulte envahit l'horizon.
Et c'est l'heure où le songe et l'effort se confondent,
Où l'on s'attarde, regardant au loin la mer,
A rêver ce que sont et l'homme et l'univers
Grâce à l'Europe intense et maîtresse du monde.”
Paul Valéry : singulière propriété de l’Europe => “le plus intense pouvoir émissif uni au plus intense pouvoir absorbant”
Sweig a aimé passionnément l’Europe mais il arrive au moment de sa destruction. Sur Paris “bénie entre toutes pour faire le bonheur de quiconque s’en approchait”. L’Europe, sa patrie spirituelle, s’est détruire elle-même
Haroche : “aujourd’hui l’Europe ne domine plus le monde, mais sait peut être davantage qui elle est”
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Géographie européenne
Dans l’esprit des lois, Montesquieu repère déjà la géographie de l’Europe (vs les grandes plaines d’Asie) comme une des raisons de la liberté politique.
Non chalance des russes : leur vient de leurs immenses espaces
Pierre Haroche : “une carte de l’Europe est toujours plus qu’une carte. Elle révèle un destin, un esprit et -pourquoi le taire ?- à travers la danse de ses membres articulés, une certaine grâce”
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L’Europe vue de l’extérieur
Russie du 19ème siècle : débat entre slavophiles (Moscou) et occidentalistes (St Petersbourg). Le jeune Dostoïevski est plutôt occidentaliste, mais se moque du désir d’imitation. L’auteur montre la paradoxale identité russe.
Henry James : Daisy => les différence de mœurs entre US et Europe sont le principal sujet de l’auteur américain.
José Luis Borges ¿Por qué me siento europeo? (1985) - Article dans El Pais :
"Yo creo que la totalidad del mundo occidental y una buena parte del mundo oriental son una proyección de Europa. Creo que nosotros somos el reflejo de Europa, la prolongación de Europa, y que podemos ser un espejo, posiblemente magnífico, de Europa, puesto que Europa olvida generalmente que ella es Europa. Muy pocos europeos son —como decía Nietzsche— buenos europeos. Por eso es por lo que hemos sufrido una de las más grandes calamidades de la historia universal, a saber: las dos guerras mundiales. Porque los europeos han olvidado que eran europeos y han creído ser solamente —y también gloriosamente, por supuesto— franceses, británicos, italianos, alemanes, austríacos, soviéticos, lo que ustedes quieran. Las dos guerras mundiales europeas, que para mí fueron de hecho dos guerras civiles En cambio, nosotros aquí, en esta tierra argentina, lejana y olvidada, estamos en condiciones de percibir la unidad fundamental de Europa, lo que resulta más difícil allá lejos porque, bien entendido, cada país de Europa, sin olvidar a España, posee su propia tradición Nosotros éramos españoles. Resolvimos dejar de serlo en 1810.En resumen, decidimos dejar de ser españoles cuando lo éramos fundamentalmente… Europa debe procurar que volvamos de nuevo a mirarla, porque somos fundamentalmente europeos… Y luego, cuando yo hablo de Europa, no me refiero a una simple entidad geográfica; hablo de algo que para mí está vivo. Quiero decir con ello que tengo sangre española, sangre británica, sangre portuguesa, sangre judía y, de forma mucho más alejada —ello me remonta al siglo XIV—, sangre francesa, normanda para ser más preciso. Por muy raros que sean mis ascendientes franceses y por muy alejados que estén, yo tengo el orgullo de haber compuesto, por ejemplo, la Chanson de Roland, Nosotros somos unos europeos exiliados, y además exiliados lo suficientemente lejos como para tener la visión de Europa, porque en Europa you can’t see the woods for the trees, como se dice en inglés, los árboles no dejan ver el bosque" => Révéler la forêt cachée par les arbres, belle formule.
Orhan Pamuk. Grand écrivain turc stambouliote dont le tiraillement entre Orient et Occident est le grand thème. A Istanbul :
il existe l’expression “on fait ainsi en Europe”
l’Europe est vue comme un paradis sexuel
Haroche : la menace turque a joué un grand rôle dans “l’européanisation de l’Europe”
Yoko Tawada : “Une nuit européenne est une robe de velour noir” “On prive les monuments de sommeil”. Pour la japonaise, la nuit européenne est une révélation : Berlin devient Vienne, Rome…
Première page du Lonely Planet sur l’Europe : “Il est tout simplement impossible de visiter l’Europe sans être impressionné par sa beauté naturelle, son histoire épique et son éblouissante diversité artistique et culinaire”