
Chers lecteurs,
je souhaitais vous parler de Qu'est-ce que l'Occident ?, un court et incisif ouvrage paru en 2004. En 150 pages, l'historien des idées politiques Philippe Nemo explique les 5 processus historiques à l’origine du décollage technologique et économique de l’Europe à partir du milieu du second millénaire. Pas de gloriole ni d’auto-satisfaction sous la plume de Nemo, mais une volonté de comprendre les « moments matrices » de l’histoire occidentale.
Cet article ne remplacera la lecture de livre - que je recommande - mais fait la synthèse des 5 processus repérés par l’historien à l’origine des particularismes de notre civilisation. Examinons-les.
1. Le Miracle grec : l'invention de la cité, de la liberté sous la loi et de la science
Nemo rappelle que la cité grecque a constitué un saut révolutionnaire inouï. Pour la première fois dans l'histoire, le pouvoir passe du secret du palais royal à l’agora. C'est l'apparition du politique : la chose publique est discutée par les citoyens, ce qui suppose leur égalité devant la loi et l'usage de la raison pour convaincre (favorisant par la même occasion l'essor de la science). La loi étant humaine et non plus mystico-religieuse, elle peut être librement modifiée par l'homme.
« Par ces innovations, les Grecs instauraient le principe de gouvernement par la loi et celui de liberté individuelle, socle civique sur lequel seront construits les Etats de droit modernes. Dès lors que c'est seulement à une règle générale, égale pour tous, anonyme, que le citoyen est censé obéir, et non à un commandement personnel et discrétionnaire venu d'un roi (…), et dès lors, par ailleurs, que la règle est publique, connue à l'avance, certaine et stable, le citoyen sait toujours a priori comment agir pour n'être soumis à la coercition de personne (…). Ayant les moyens cognitifs sûrs d'anticiper ce qu'il est licite ou illicite de faire, il peut prendre lui-même sa vie en charge, il décide seul de ses activités, il devient un être libre. La formule civique inventée par les Grecs crée donc la liberté individuelle, au sens où elle sera toujours entendue en Occident ».
2. Le Miracle romain : l’invention du droit, de la propriété privée, de la « personne » et de l’humanisme
Droit des personnes (héritage, famille, mariage…), droit des choses (propriété, location…), droit des obligations (contrat, vente...) : ce sont les Romains qui ont transmis à l'Occident ces concepts fondamentaux que nous utilisons tous les jours. Le droit romain définit précisément ce qui est « à toi et à moi ».
Résultat : en inventant le droit privé, les Romains ont inventé la personne humaine individuelle dont le statut est juridiquement défini et protégé. Elle constituera la base de ce que nous appelerons, à la Renaissance, l'humanisme européen.
« Les Grecs avaient inventé le « gouvernement de la loi ». Mais ils n'avaient pas poussé très loin l'élaboration du droit. Dans les petites cités grecques, groupant des communautés ethniquement homogènes, le droit restait largement non écrit (raison pour laquelle on connaît très mal le droit grec). Or, si le droit doit rendre possible la coopération pacifique et féconde entre les hommes en délimitant les frontières du mien et du tien, il est clair qu'il jouera ce rôle avec d'autant plus d'efficacité qu'il saura définir plus précisément ces frontières.
C'est ce perfectionnement que vont accomplir les magistrats et jurisconsultes romains (…). Ils constituèrent, en quelques siècles, un système élaboré, sans aucun équivalent dans les civilisations antérieures, de droit privé. Nous allons voir qu'en faisant ce travail les Romains ont changé complètement la conception qu'on se faisait jusque-là de l'homme et de la personne humaine ».
3. L'invention de l'idée de progrès par le judéo-christianisme
Le judéo-christianisme est à l’origine d’une idée fondamentale : le progrès. En rompant avec la vision du temps cyclique de l’antiquité, « la Bible va inaugurer un temps tendu vers l'avant (...), commençant avec une Création et orienté vers une « fin des temps» où « toutes choses seront faites nouvelles (Apocalypse) ».
« Il me semble que c'est la morale judéochrétienne de l'amour ou de la compassion qui, en apportant une sensibilité inédite à la souffrance humaine, un esprit - sans équivalent dans l'histoire antérieure connue - de rébellion contre l'idée de la normalité du mal, a donné le premier branle à la dynamique du progrès historique ».
4. La Révolution papale des XI-XIIIe siècles
Nous sommes au XIe siècle. Alors que le Christ avait promis un prompt retour, il ne s’est toujours pas manifesté sur terre depuis 1 000 ans. Une nouvelle doctrine catholique commence alors à s’imposer partir du XIe siècle : l'idée que le monde est devenu trop mauvais et qu'il faut le transformer pour se rendre digne du retour du Christ.
Or, pour transformer le monde, il faut le d’abord le comprendre. C’est pour cette raison que l’usage de la raison, c’est à dire la science grecque et le droit romain, devient un devoir encouragé par l’Eglise. Cette révolution papale, c'est une synthèse entre Athènes, Rome et Jérusalem pour la transformation du monde.
5. L'avènement de la démocratie libérale
L’apparition progressive à partir du XVIIIe siècle de la démocratie libérale, le système politique commun aux nations occidentales d’aujourd’hui, supposait les 4 acquis civilisationnels précédents : la liberté de l'individu, la préférence pour le droit, la primauté de la raison et l’idée de progrès.
Se mettent alors en place des institutions garantissant la liberté politique (liberté de pensée, liberté de la presse, justice indépendante), la liberté scientifique (liberté académique, d'innover) et la liberté économique (liberté d'entreprendre et respect des contrats) qui ont fait de l'Europe le berceau de la révolution industrielle.
Conclusion
Certains de ces 5 processus ont concerné d'autres civilisations, mais seul l’Occident a été modelé par tous les 5 et par aucun autre. Pour Nemo, c'est cette combinaison spécifique qui explique le décollage de l’Europe à partir du XVIIIe siècle et le développement d’une mentalité particulière.
Un livre à lire : en seulement 150 pages, Nemo retrace l'histoire des acquis civilisationnels occidentaux. Précieux pour comprendre qui nous sommes.
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Je ne comprend pas du tout le 4e point. A mon sens la révolution papale constitue un dramatique retour en arrière par rapport au premier point: la loi est à nouveau d'origine mystico-religieuse et non plus humaine, les hommes sont à nouveau soumis à des pouvoirs arbitraires individuels (société féodale est absolutisme du pape), la science, la liberté, le droit et le progrès sont oubliés jusqu'à leur Renaissance...