Ces étranges Occidentaux
Comment l'Occident est devenu psychologiquement différent et a créé le monde moderne
Chers lecteurs,
dans ce numéro de Chroniques occidentales, je souhaitais partager une récente lecture qui m’a particulièrement marquée : il s’agit du livre The Weirdest people in the world1 (en français : Les gens les plus étranges du monde) de Joseph Henrich, anthropologue américain et professeur à Harvard.
Il répond à cette question qui me passionne depuis des années : pourquoi l'Europe, à partir du XVIe siècle, a-t-elle amorcé un essor économique et technologique sans précédent dans l’histoire de l’humanité ? Pour l’universitaire, c’est avant tout une histoire de mentalité : les Occidentaux ont développé une psychologie particulière à l’origine de leurs succès économiques et scientifiques.
Examinons cela plus en détail.
Une mentalité universaliste et individualiste
Le livre s’ouvre sur une étude universitaire appelée Le dilemme du passager. Imaginez que vous êtes dans la voiture d’un ami. Celui-ci roule bien au dessus des limites de vitesse et, ne pouvant pas freiner à temps, percute un piéton. Suite à l’accident, la police l’arrête. Si vous mentez et témoignez qu'il respectait les limites de vitesse, il évite la prison. Que faîtes-vous ?
Les Occidentaux répondent très différemment des autres cultures. Aux Etats-Unis, en Australie, en Norvège ou en Suisse, 90% des participants refusent de mentir pour éviter la prison à leur ami. Globalement, ce taux est supérieur à 80% dans tous les pays occidentaux. Ce résultat témoigne d’un attachement à la valeur d’impartialité et à des règles universelles, même si cela se fait au détriment des liens amicaux ou familiaux. Ces résultats contraste avec le reste du monde : en Chine, au Venezuela ou en Corée du sud, plus de 50% des participants acceptent de témoigner et donc de mentir pour que leur ami évite la prison. L’auteur résume cette différence de mentalité avec une formule bien trouvée : “Ce que nous appelons favoritisme, les autres appellent ça solidarité”.
L’anthropologue met en avant une autre étude soulignant la mentalité particulière des Occidentaux. Quand on leur demande de compléter la phrase “Je suis …..”, ils ont beaucoup plus tendance que les autres à répondre par un attribut personnel (“Je suis professeur”, “Je suis sportif”). A contrario, les participants issus d’autres civilisations ont plus tendance à répondre par leur place dans la structure familiale (“Je suis le frère de…”, “Je suis la fille de …”). J’ai pu personnellement vérifier cela en Inde, où l’on vous demande souvent “Etes-vous marié ?” avant de vous demander “Que faîtes-vous dans la vie ?”.
Enfin, l’auteur montre que les Occidentaux sont plus susceptibles de ressentir de la culpabilité que de la honte, alors que c'est l'inverse chez les autres civilisations. La culpabilité est une émotion privée suscitée par une déception par rapport à nos propres attentes ; la honte résulte du fait de ne pas être à la hauteur des attentes de sa communauté.
Pourquoi donc de telles différences entre la psychologie des Occidentaux et celle des autres civilisations ?
Les origines d’une mentalité très particulière
L'anthropologue montre que les Occidentaux ont développé depuis deux millénaires une psychologie particulière : la mentalité clanique ou tribale, qui est l’organisation “normale” des sociétés humaines, a progressivement cédé la place à une mentalité plus individualiste, universelle et impartiale. Henrich ajoute que d’un point de vue anthropologique, cette mentalité occidentale est très étrange (weird en anglais) et n’a rien de naturelle : les humains ont spontanément une mentalité clanique, basée sur les liens familiaux forts, et non sur l’individualité ou l’impartialité.
Pour Joseph Henrich, les origines de cette mentalité particulière se trouvent dans l’histoire religieuse de l’Occident. A partir du IVe siècle, l'Eglise catholique a commencé à interdire les mariages entre cousins de degrés de plus en plus éloignés. Par exemple, en 1050, lorsque Guillaume le Conquérant a voulu se marier avec sa cousine au 5ème degré, le pape Léon IX s'y est opposé en application de la règle interdisant les mariages consanguins jusqu’au 7ème degré de parenté. En affaiblissant les liens de parenté élargis, l'Eglise a favorisé l'émergence d'associations volontaires et d’institutions contractuelles, c’est à dire non-familiales ou non-claniques, comme les guildes, les monastères (j’écris ici ou ici sur le rôle fondamental qu’ils jouèrent dans le développement économique de l’Europe), les villes-franches, les universités, les entreprises, etc. Cette mentalité a progressivement permis l’essor de la mobilité sociale, de l’individualisme et l'apparition de l’État de droit. Des sociétés garantissant plus de liberté à ses membres ayant tendance à être plus prospères, ces évolutions ont favorisé le développement économique.
Ainsi, à travers l’imposition de règles de plus en plus stricte concernant les mariages entre cousins, l’Eglise a involontairement favorisé l’apparition en Europe d’une mentalité plus ouverte construite sur des lois universalement applicables, en rupture avec la mentalité “normale” des sociétés humaines basée sur la parenté et les liens du sang.
Les conséquences d’une mentalité très particulière
S’il ne font pas forcément de bons amis quand il s’agit de mentir à la police, les Occidentaux ont plus tendance que les autres à faire confiance à des personnes en dehors de leur cercle proche (cf carte ci-dessus) ou à donner leur sang. C’est un phénomène auto-entretenu : l’apparition d’institutions basées sur la liberté individuelle ont en retour favorisé les mentalités individualistes, universalistes et impartiales. Joseph Henrich voit dans ce cercle vertueux un des facteurs de la consolidation de la démocratie en Occident.
Henrich démontre également que cette mentalité a stimulé l'innovation en Europe, car les individus étaient plus disposés à partager leurs idées et à collaborer avec des personnes hors de leur cercle familial. La révolution industrielle et la science moderne sont nées de l’émulation scientifique et intellectuelle traversant l’Europe depuis la Renaissance.
L’auteur note aussi que le Japon, la Chine ou la Corée, soucieux de rattraper économiquement les Occidentaux, ont “copié-collé” avec succès certaines règles et institutions qu’ils ont analysé comme fondamentales à la construction d’un pays prospère. Les règles que ces pays ont adoptées sont justement celles qui, au cours des siècles, étaient venues concrétiser cette mentalité particulière dans le droit des pays occidentaux. Ainsi, à partir des années 1880, le Japon met en place un code civil s’inspirant de celui de l'Allemagne et de la France. En Chine, dans les années 1950, le parti communiste lance un programme pour abolir les clans, les mariages arrangés et les inégalités d’héritage entre filles et garçons. En 1957, la Corée du Sud introduit un code civil de style occidental interdisant les mariages entre cousins jusqu’au troisième degré et exigeant le consentement des futurs mariés.
Si le sujet de l’essor de l’Europe vous intéresse, je vous recommande cet article sur un ouvrage complémentaire à celui de Henrich :
Résumons-nous.
Pour l’anthropologue, l'interdiction progressive par l'Eglise du mariage entre degrés de parenté de plus en plus éloignés a sorti les Occidentaux d'une mentalité clanique et a dissous les institutions basées sur les liens du sang, ce qui a favorisé la confiance entre personnes non liées familialement et a permis l'émergence de sociétés individualistes et innovantes, basées sur l’Etat de droit et la liberté individuelle. Ces conditions permirent le développement économique et scientifique de l’Europe.
Henrich nous montre que les mentalités jouent un rôle crucial mais souvent négligé dans l’histoire du développement des civilisations. Elles sont pour lui la matière noire de l’histoire. Il reprend à dessein ce terme issu de l’astrophysique faisant référence à ces composantes de l’univers que la science peine à expliquer comme les trous noirs. Si la révolution industrielle est apparue en Europe, ce n’est pas parce que nous avions plus de charbon ou des champs plus fertiles, mais parce que les Européens avaient la mentalité permettant l’innovation. Cette idée rejoint celle de l'historien américain David S. Landes : dans son ouvrage majeur Richesse et pauvreté des nations (1996), il explique l'essor de l'Europe par une mentalité favorable à l'innovation qu'il appelait “l’invention de l'invention".
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Le livre est paru en 2020. Il n’a pas encore été traduit en français.
Autre must du même auteur, traduit en français, est un fondamental. Il précède avec brio le livre faisant l'objet de cet excellent article :
The Secret of Our Success: How Culture Is Driving Human Evolution, Domesticating Our Species, and Making Us Smarter.
Bonne lecture.