Chères lectrices, chers lecteurs,
après l’entretien avec l’historienne Miho Matsunuma sur les différences entre l’identité japonaise et occidentale, continuons notre exploration de la civilisation japonaise avec Les Leçons du Japon, un pays très incorrect (2019), un ouvrage de Jean-Marie Bouissou, professeur à Sciences Po et historien spécialiste du Japon. C’est un pays qu’il connait très bien : marié à une japonaise, il a vécu 15 ans dans l’archipel et a publié plus d’une dizaine d’ouvrages sur l’histoire, la culture et l’esthétique du pays.
Dans ce livre souvent drôle et parsemé d’anecdotes, l’historien expose les différentes facettes du peuple japonais, à la fois conservateur et acceuillant, dur et policé. Tout au long de l’ouvrage, il compare le Japon à la France pour mieux faire ressortir les particularités culturelles nippones. L’auteur explique que le Japon n’est pas un pays immobile mais les évolutions s’y font de manière progressive et sans remettre en cause la cohésion nationale. Ainsi, sans dissimuler ses maux intérieurs (condition de la femme et morts au travail en particulier), Jean-Marie Bouissou nous décrit une société japonaise nettement plus apaisée que nos sociétés occidentales.
S’il serait trop long de résumer l’ensemble de cet ouvrage dense et détaillé (cette interview de l’auteur sur BFMTV constitue aussi une bonne introduction), je souhaitais néanmoins m’attarder sur deux chapitres qui ont particulièrement retenu mon attention :
Une religion sur mesure
Préserver la cohésion nationale
Une religion sur mesure
Le livre répond à une question que je me suis quelques fois posée : quelle est la religion du Japon ? Le monothéisme n’y a jamais fait souche : l’archipel n’a pas connu l’islam et le christianisme y a été violemment extirpé au XVIIe siècle (sur cet épisode historique, je vous recommande le magnifique film Silence de Martin Scorcese). Le Japon est un des rares pays à avoir une religion qu’il ne partage avec aucun autre peuple. Celle-ci est née il y a près de 15 siècles en combinant 3 élements :
le shintoïsme ou “voie du divin” : seul élement autochtone, c’est un ensemble de croyances remontant aux origines du pays. Le Shinto repose sur une quête d’harmonie avec les ancêtres et la nature ;
le confucianisme : plus morale sociale que religion, il fut importé de Chine et vise à la stabilité d’une société harmonieuse ;
le bouddhisme : également originaire du continent et arrivé avec le confucianisme, il a été japonisé et prend en charge les rites et cérémonies liés à la mort.
Cet assemblage shinto-confuciano-bouddhiste, dont les 3 composants sont parfaitement complémentaires, est unique au monde et assure au pays une forte cohésion sociale. Au quotidien, un japonais peut ainsi se rendre dans un sanctuaire shinto afin de solliciter une aide divine pour résoudre un problème personnel puis assister à des funérailles dans un temple bouddhiste. L’auteur explique que ce système religieux ancré dans le réel est beaucoup plus “terre à terre” que le christianisme, religion universaliste marquée par la recherche du salut.
Préserver la cohésion nationale
« Pour l’immense majorité de la population, et la quasi-totalité de la classe politique et médiatique, il va encore de soi que le Japon est un pays d’une race à part, qui fait nation à elle seule, dont la culture, la langue et la civilisation sont à nulle autre pareilles, et qui tire sa force de sa spécificité » : Jean-Marie Bouissou dans Les Leçons du Japon.
Pour l’auteur, c’est un des principaux aspects “politiquement incorrects” du Japon. Si parler d'identité nationale ou de civilisation peut être perçu négativement en Europe, cela va parfaitement de soi au Japon. Le pays tient plus que tout à préserver sa culture faîte de centaines de rites et codes sociaux souvent imperceptibles et incompréhensibles pour les étrangers. Le roman national est toujours enseigné aux petits Japonais. Alors que « droit à la différence » est devenu une valeur cardinale en Occident, le Japon place lui la cohésion sociale au dessus de tout. Prenons deux exemples qui l’illustrent.
Le premier est le système judiciaire japonais, symbole de la primauté de la société sur l’individu et rendu célèbre par l’arrestation de Carlos Ghosn, l’ancien PDG de Renault-Nissan. Par exemple, une garde à vue au Japon peut durer jusqu’à 22 jours (2 jours maximum en France), se déroule dans des conditions spartiates et 99% des personnes renvoyées devant le tribunal sont jugées coupables1. Cette dureté apparaît choquante vu d’Occident mais s’explique par le contexte culturel confucéen, dans lequel l’écart à la règle est perçue comme une attaque contre la société elle-même. Rappelons également que le Japon pratique toujours la peine de mort : 13 membres de la secte Aum impliqués dans un attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1995 furent pendues en 2018 (pour le coup, l’expression entre tradition et modernité n’est pas usurpée : le Japon est une des nations les plus technologiquement avancées du monde et exécute pourtant ses condamnés à mort uniquement par pendaison… Le Shinkansen et la potence).
Le second concerne la politique migratoire du Japon. Malgré un vieillissement accéléré de sa population, le Japon refuse de faire massivement appel à de la main d’oeuvre étrangère. Et s’il a accepté de donner un visa de 5 ans à 350 000 travailleurs étrangers en 2018, ceux-ci sont pré-sélectionnés avant leur arrivée via des examens et originaires de pays culturellement compatibles (c’est à dire confucéens) tels la Chine ou le Vietnam. Le Japon tient à sa cohésion et ne veut pas connaître le même destin que les sociétés multiculturelles et multiconflictuelles d’Occident.
Conclusion : “et pourtant, le Japon tourne”
“Les Japonais semblent s’aimer beaucoup mieux que nous, ou du moins se supporter eux-mêmes”.
Malgré une démographie en déclin et de nombreux défis internes, le Japon demeure la troisième puissance économique mondiale et sa société bénéficie d’une forte cohésion. Pas de chômage, pas de délinquance, pas de fractures communautaires, des services publics de très haute qualité et une volonté de pérenniser un héritage civilisationnel unique : ce pays très peu “politiquement correct” échappe à bien des maux de nos sociétés. L’historien nous invite à plus s’intéresser à ce peuple qui a certaines leçons à nous enseigner.
P.S : je vous recommande l’exposition photo Portrait éphémère du Japon au Musée national des arts asiatiques-Guimet (Paris XVIe) jusqu’au 15 janvier 2024. Le photographe Pierre-Elie de Pibrac a passé un an en immersion au Japon avec sa famille pour mieux comprendre la culture japonaise.
Le Nouvel Obs’, “Jusqu'à 22 jours, des bols de riz et un futon : à quoi ressemble la garde à vue de Ghosn ?”, Novembre 2018
Passionnant ! Je recommande l'exposition photo Portrait éphémère du Japon au Musée national des arts asiatiques-Guimet. C'est super 👍