🇫🇷 Courte annonce : je viens de lancer Why the West, une version en anglais de Chroniques occidentales. Vous y trouverez par exemple la traduction de l’article d’aujourd’hui. N’hésitez pas à partager avec vos amis anglophones !
🇺🇸 🇮🇳 🇬🇧 Short announcement: I've launched an English-language version of Chroniques occidentales called Why the West. You'll find, for example, the translation of today’s article. Feel free to share it with your English-speaking friends!
Chers lecteurs,
aujourd’hui un article particulier : j’ai eu le plaisir de rencontrer Miho Matsunuma, une historienne japonaise parfaitement francophone qui, après avoir grandi à Tokyo, a enseigné en France et au Japon. Elle vit aujourd’hui à Montréal au Canada. Grâce à sa vie partagée entre Japon et Occident, elle révèle les différences culturelles profondes entre ces deux mondes.
Cet article relate notre conversation.
La genèse de cette rencontre est un peu spéciale : j’ai lu il y a quelques mois le hors-série du Monde “L’Histoire de l’Occident” dans lequel l’historienne donne un entretien au sujet des différences entre culture japonaise et occidentale. J’ai ensuite partagé les passages les plus intéressants de cet entretien sur twitter ce qui suscita un vif intérêt (plus de 90 000 vues). J’ai donc contacté l’historienne pour lui faire part de l’engouement pour son interview et lui poser des questions complémentaires qui me sont venues à sa lecture. Elle me signala qu’elle devait passer à Paris début juillet et nous avons donc convenu d’une rencontre.
Nous nous sommes retrouvés dans une brasserie près de la gare de Lyon. Pendant deux heures, nous avons discuté de nombreux sujets : différences culturelles entre Japon et Occident, identité japonaise, relations franco-japonaises… Ce fut un échange passionnant qui serait trop long à retranscrire ici en intégralité. Je voulais cependant partager avec vous 4 points parmi les plus intéressants de cette conversation :
L’identité japonaise
Les affinités entre le Japon et la France
Aversion au conflit chez les Japonais et esprit de contradiction permanent chez les Français
L’universalisme n’est pas universel
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1. L’identité japonaise
“Les Japonais croient fondamentalement qu’ils forment un peuple unique et différent, et que leur langue et leur culture resteront impénétrables aux étrangers” explique Miho Matsunuma dans son entretien pour le hors-série du Monde. Elle me confirme que si les Japonais sont très accueillants et souhaitent que les étrangers aient une bonne image de leur pays, ils restent persuadés qu’un non-japonais ne comprendra jamais leur culture, faite de centaines de codes sociaux, rituels et règles non-écrites bien spécifiques. “A cet égard, c’est l’opposé du Canada, pays d'immigration où je vis depuis 4 ans et où mes amis et mes voisins me considèrent déjà comme une future citoyenne, prête à bâtir avec eux la société de demain” : c’est un état d’esprit totalement différent qui domine en Amérique du Nord ou en Europe occidentale.
C’est là, à mon avis, une explication de l’immense rayonnement de la culture japonaise dans le monde : le Japon a une très forte conscience de sa particularité et de la nécessité de la préserver. Se faisant, il offre au monde une civilisation unique, profonde et cohérente qui fascine les étrangers. C’est une leçon du Japon.
2. Les affinités entre le Japon et la France
Les Français adorent le Japon et vice versa. J’ai d’abord demandé à Miho Matsunuma pourquoi les Japonais avaient un intérêt particulier pour la France : d’après elle, les Japonais aiment chez les Français leur art de vivre, le goût des belles choses et de l’artisanat. Les Japonais, peuple avec un fort sens esthétique, se retrouvent dans ces préférences, ce qui peut expliquer les fortes affinités entre Japon et France. Le Japon voit la France comme le pays de Versailles, de l’élégance et du vin.
Je crois ne pas me tromper en écrivant que les Français admirent le Japon pour son esthétique sans équivalent et ses créations uniques (manga, cuisine, technologies etc…), produits “d’une civilisation d’un raffinement exceptionnel dans la sobriété et l’épurement” pour reprendre les mots de Maurice Gourdault-Montagne, ambassadeur de France au Japon de 1998 à 2002 (j’ai rédigé une note de lecture sur ses mémoires ici).
3. Aversion au conflit chez les Japonais et esprit de contradiction permanent chez les Français
Difficile de trouver deux peuples si différents au sujet du débat public. Les Japonais détestent le conflit en public : Miho Matsunuma m’explique que les différences d’opinion sont perçues comme des attaques personnelles. Cette aversion au conflit chez les Japonais trouve en partie sa source dans l’héritage confucéen, qui valorise l’ordre et l’harmonie sociale. Confucius, philosophe chinois ayant vécu au Ve siècle av. J.-C, a joué en Asie de l’Est un rôle aussi important que Jésus et Platon en Europe. Le Japon partage ainsi un socle commun de civilisation avec la Chine. J’ai rassemblé ici quelques notes sur Confucius et son influence dans la culture de l’Asie orientale :
En France, a contrario, l’esprit critique et l’opposition sont valorisées, parfois jusqu’à la caricature. Pour reprendre une formule du philosophe Pierre-Henri Tavoillot dans son ouvrage Comment gouverner un peuple roi : en France, c’est souvent “je pense, donc je suis contre”. D’où vient cet esprit critique immodéré ? L’essayiste suisse Joseph de Weck apporte d’après moi une réponse intéressante : “les Français associent l'intelligence au scepticisme. Et comme les Français veulent avant tout paraître intelligents, être critique est le prêt-à-penser par défaut de la France. Ça n’est pas surprenant dans le pays qui a donné naissance à René Descartes”. L’historienne note que l’Occident n’est pas un bloc homogène sur ce sujet : cet état d’esprit conflictuel est beaucoup moins présent au Canada qu’en France.
Elle voit cependant dans l’esprit critique une force de l’Occident. Dans son entretien pour le hors-série du Monde, elle souligne que “l’Occident est aujourd’hui le seul espace où l’on peut critiquer l’ordre établi d’un pays ou d’un régime et en débattre publiquement”. Elle précise que “ces droits (liberté d’expression ou de pensée) sont juridiquement reconnus dans les pays non-occidentaux dont le Japon, où, pourtant, le poids du conformisme pèse tellement que la voix dissonante a du mal se faire entendre”.
4. L’universalisme n’est pas universel
“Aucune recherche d’universalité ne traverse la culture nippone. Le Japon ne croit pas à l’universel : il se méfie de tout ce qui est absolu et s’applique à tout le monde, puisque, dans la culture japonaise, tout est relatif et éphémère” explique Miho Matsunuma dans le hors-série du Monde. L’historienne m’explique que les Japonais ont un mode de pensée beaucoup plus pratique et concret que les Français, qui ont un goût exacerbé pour l’abstraction et les grandes idées universelles comme les Droits de l’homme. Cet universalisme, vu du Japon, apparaît comme une particularité culturelle occidentale, fruit de l'héritage gréco-romain et chrétien (à ce sujet, voir mon article sur le livre de Jacqueline de Romilly Pourquoi la Grèce ?). Je développe ce sujet dans l’article sur l’ouvrage de l’historien britannique Tom Holland “Les Chrétiens, comment ils ont changé le monde”.
Conclusion
J’ai beaucoup apprécié cette discussion : un regard étranger sur sa propre culture permet de faire apparaître ce que nous ne voyons plus car devenu pour nous totalement naturel (l’universalisme, le débat permanent etc…). C’était d’autant plus intéressant d’avoir eu cette discussion avec Miho Matsunuma qu’elle navigue depuis des années entre ces deux mondes que sont le Japon et l’Occident et repère ainsi leurs particularités.
Nous avons convenu de poursuivre notre conversation, par email et en visio.
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Merci pour ce retour sur cette conversion extrêmement enrichissante. Résident actuellement au Japon pour un ans d’étude, ça donne beaucoup de matière pour approfondir mon voyage : découvrir la culture nippone et approfondir mon regard sur ma culture d’origine.
Entretien très riche en enseignements ! Comment expliquer la continuité, la densité et l'imperméabilité de la culture japonaise sans universalité ?