Chers lecteurs,
aujourd’hui nous allons nous intéresser à l’Inde, une civilisation 3 fois millénaires qui me passionne depuis de nombreuses années. Très courtisé, le pays héberge ce week-end le sommet du G20, réunissant les chefs d’Etats des 20 premières économies du monde. Malgré les nombreux défis qu’il doit relever, le géant asiatique vit actuellement une période symboliquement faste : avec l'alunissage de sa sonde Chandrayaan-3, il vient d’entrer dans le club très fermé des pays ayant posé un engin sur la lune (avec les Etats-Unis, la Chine et l’URSS) ; son économie est devenue la 5ème mondiale, dépassant celle du Royaume-Uni ; et il est depuis avril le pays le plus peuplé du monde avec ses 1,425 milliard d'habitants.
Le pays est dirigé depuis 2014 par Narendra Modi, le leader du parti BJP1 (Bharatiya Janata Party ou “parti indien du peuple”), la droite indienne. Populaire, il semble bien parti pour être réélu en 2024 pour un troisième mandat de 5 ans. Alors que l'Inde est destinée à occuper une position de premier plan sur la scène mondiale au cours des décennies à venir, je souhaitais mieux comprendre la façon dont les dirigeants indiens voient le monde. C’est pourquoi j’ai lu The India Way, Strategies for an Uncertain World, un ouvrage écrit en 2020 par Subrahmanyam Jaishankar, un des ministres les plus influents du gouvernement Modi. Diplomate de carrière au parcours prestigieux (il a notamment exercé les fonctions d'ambassadeur de l'Inde en Chine et aux États-Unis), Jaishankar occupe le poste de ministre des Affaires étrangères du pays depuis 20192.
Le livre offre un aperçu des défis auxquels l'Inde doit faire face au XXIe siècle et précise les objectifs de son élite dirigeante. On peut dégager quatre idées principales :
Le développement économique : une priorité absolue
L’heure de l’Inde ?
La relation avec la Chine : les frères ennemis
La fierté d’une civilisation : une Inde qui est désormais plus Bharat
1. Le développement économique : une priorité absolue
Pour l’auteur, le renforcement de l'économie indienne est un objectif prioritaire pour permettre la réalisation des ambitions mondiales du pays. Cela fait échos aux Mémoires de Maurice Gourdault-Montagne, l’ancien conseiller diplomatique de Jacques Chirac, que j’avais chroniquées dans un précédent article : si un pays veut peser à l’extérieur, il doit être stable et prospère à l’intérieur. L’Inde veut avoir les moyens de ses ambitions.
Un point intéressant est la façon dont est traitée la crise du Covid-19 : au-delà du choc sanitaire mondial, le ministre déplore surtout son impact sur la prospérité du pays. En freinant la croissance, la pandémie a ralenti le rythme de sortie de la pauvreté : “Beaucoup, (…) qui autrement seraient sortis de la pauvreté, devront attendre plus longtemps”. Si 415 millions d’indiens sont sortis de la pauvreté entre 2006 et 2019 d’après l’ONU, 10% de la population vit encore avec moins de 2$ par jour. Modi a fixé un objectif clair au pays : en 2047, pour les 100 ans de son indépendance, l’Inde devra être une économie développée et “poverty free” (sans pauvreté).
L’auteur note cependant que l’émergence économique sera plus ardue pour l’Inde que pour la Chine : son pays ne bénéficiera pas du niveau d’ouverture des échanges économiques des décennies 2000 et 2010 qui permit à la Chine de multiplier son PIB/habitant par 10 en 20 ans (de 1 000 $/hab. en 2000 à 10 000 $/hab. en 2020). L’Inde devra émerger dans un monde plus conflictuel et moins ouvert.
2. L’heure de l’Inde ?
“Dans leurs rapports avec l'Occident, les Chinois invoquent souvent un siècle d'humiliation pour justifier leurs positions actuelles. Mais s’il y a un pays qui peut se plaindre, c'est bien l'Inde, qui a connu deux siècles - et non un - de viol et de pillage par l'Europe.”
Après avoir rappelé l’époque coloniale, S. Jaishankar consacre une partie importante de son livre au nationalisme indien. Connôté très négativement en Europe, l’auteur voit a contrario dans le nationalisme l’idéologie qui a permis de libérer l’Inde de la colonisation. Il affirme que le nationalisme est une force positive contribuant à la cohésion sociale et au rayonnement du pays. L’auteur insiste : “une Inde nationaliste est prête à faire plus avec le monde, pas moins”. Pour Jaishankar, le nationalisme indien, héritier d’une civilisation ancienne et pluraliste, n’est pas synonyme de repli sur soi : c’est pour lui une force positive visant à maximiser les capacités d’un pays pour s’engager activement sur la scène internationale.
En matière de relations internationales, le ministre défend une Inde autonome stratégiquement, ne dépendant d’aucune alliance. Ainsi, si le pays est un interlocuteur privilégié des Occidentaux en Asie qui le voient comme un contrepoids à la Chine, il continue en parallèle de commercer avec la Russie. C’est l’application au niveau diplomatique du concept de Atmanirbhar Bharat (l’Inde autonome), promu par Narendra Modi depuis sa première élection en 2014. L’objectif est de construire une économie résiliente tendant vers l’auto-suffisance dans des domaines clés (militaire, pharmaceutique ou alimentaire). Il s’inscrit ainsi dans la tradition indienne : en 1909, sous le Raj britannique, Gandhi publiait Hind Swaraj3, qu’on pourrait traduire par : “le fait d’être à soi-même son propre souverain”.
Notons que la France est vue comme un partenaire fidèle par le ministre : au delà de la vente récente de Rafales, le soutien français sans faille aux essais nucléaires indiens de 1998, permettant au pays de se doter de l’arme atomique, n’a pas été oublié.
3. La relation avec la Chine : les frères ennemis
“La capacité de l’Inde et de la Chine à travailler ensemble pourrait déterminer le siècle asiatique. De même, leurs difficultés à y parvenir pourraient bien le compromettre. Compte tenu de cette combinaison de promesses et de défis, leurs liens constituent sans aucun doute l’une des relations les plus importantes de notre époque.”
L'Inde et la Chine sont des acteurs clés du XXIe siècle et l’état de leur relation est d’une importance cruciale pour l'avenir de l'Asie et du monde. En Occident, nous avons l’habitude d’opposer les deux géants asiatiques, en jouant l’Inde démocratique contre la Chine autoritaire. Certes le ministre n’élude pas la rivalité qui existe entre les deux pays : la Chine est un rival géopolitique et économique, comme le prouvent l’interdiction des applications chinoises en Inde (Tik Tok par exemple) ou les accrochages récurrents à la frontière sino-indienne. Mais il estime cependant que si son pays et la Chine arrivent à s’entendre, il pourraient réduire l’influence occidentale et définir de nouvelles règles d’organisation des relations internationales.
4. La fierté d’une civilisation : une Inde qui est désormais plus Bharat
“Alors que les Indiens s’apprêtent à s’impliquer plus dans la marche du monde, ils doivent s'appuyer sur leurs propres traditions pour se préparer à affronter un monde tumultueux. C'est certainement possible dans une Inde qui est désormais plus Bharat (le nom antique de l’Inde, en sanskrit)”.
L’Inde se vit comme un Etat-civilisation et l’auteur de The India Way incite les Indiens à puiser leur inspiration dans leur riche héritage plurimillénaire. Il montre l’exemple : pour mener la politique étrangère, le ministre dit s’inspirer du Mahabharata4, texte sacré de l’hindouisme et grand récit mythique connu de tous les Indiens qui joue dans le pays le rôle qu’a pu jouer en Occident L’Iliade et l’Odyssée et la Bible. “Le Mahabharata, écrit l’auteur, est sans conteste la synthèse la plus stimulante de la pensée indienne sur l’art de gouverner” : il voit par exemple dans la Bhagavad-Gita, la partie la plus célèbre du récit dans laquelle un guerrier hésite à accomplir son devoir, une incitation à “mettre en œuvre des politiques clés sans se laisser décourager par les conséquences collatérales de l’action”.
Mon avis : les Indiens veulent rattraper le temps perdu
En terminant ce livre, on saisit mieux l’état d’esprit des dirigeants indiens : pour le XXIe siècle, ils aspirent à une Inde prospère, fière de sa civilisation et jouant un rôle de premier plan sur la scène mondiale. A cette volonté de rattraper le temps perdu se mêle souvent une quête de reconnaissance et parfois un sentiment de revanche. Cette détermination et cette forte conscience civilisationnelle tranchent avec une Europe tentée par la décroissance et mal à l’aise avec son propre héritage culturel.
Pour l’auteur, l’Occident ne doit pas se bercer d’illusions sur sa relation particulière avec l’Inde. Si le géant asiatique construit des partenariats forts avec l’Occident et en particulier avec les Etats-Unis, c’est que le pays y trouve aujourd’hui un avantage (transfert de technologies, développement économique). Mais, in fine, l’objectif reste l’autonomie de l’Inde et seul l’intérêt du pays primera.
Avec 100 millions d’adhérents, il serait le plus grand parti du monde.
Il est par ailleurs le frère de Sanjay Subrahmanyam, historien reconnu et professeur au Collège de France.
Hind Swaraj ou Indian Home Rule, ouvrage écrit par Gandhi en 1909 dans lequel il expose son idéologie. Nous en parlerons certainement dans un prochain article.
Le Mahabharata est décrit par Jean-Claude Carrière dans son Dictionnaire amoureux de l’Inde comme « le ciment invisible qui fait de tant de peuples un peuple ». Rappelons que la Constitution indienne reconnaît 22 langues officielles (Hindi, Tamoul, Bengali, Gujarati etc…).
J'attends avec impatience votre article sur la Türkiye