« L'entreprise est le meilleur moyen de connaître les peuples »
Entretien avec Xavier Fontanet sur son livre "Conquérir le monde avec son équipe"
Chers lecteurs,
nous allons aujourd’hui évoquer l'une des réussites industrielles françaises les plus marquantes de ces dernières décennies. Xavier Fontanet fut le PDG d’Essilor de 1991 à 2010 : en 20 ans, son équipe et lui ont transformé cette PME française en une entreprise du CAC 40 leader mondial des verres à lunettes. Dans Conquérir le monde avec son équipe, le PDG explique le développement d’Essilor et sa conquête des grands marchés mondiaux (Etats-Unis, Japon, Chine, Corée etc…). Il revient sur ses expériences internationales et nous livre les leçons de ce succès.
Essilor a fusionné en 2018 avec Luxottica, fabricant italien de montures de lunettes : l’ensemble pèse plus de 20 milliards d’euros de chiffre d’affaire.
Xavier Fontanet est aujourd’hui professeur de stratégie à HEC et tient une émission hebdomadaire sur BFM Business consacrée à la stratégie d’entreprise. Nous nous sommes rencontrés dans un café parisien au cours du mois de décembre. Cet entretien relate notre échange.
Guillaume Gau : Dans “Conquérir le monde avec son équipe”, vous écrivez que l’entreprise est le meilleur moyen de connaître les peuples. Pouvez-vous m’en dire plus ?
Xavier Fontanet : en effet, c’est ma conviction. Lancer son entreprise sur un marché étranger suppose de créer des relations de confiance avec les locaux et de faire preuve de beaucoup d’humilité pour comprendre la culture locale.
Laissez-moi vous donner quelques exemples : pour implanter Essilor au Japon, nous avons créé une joint-venture (une filiale commune) avec Nikon. L’industriel nippon connu pour ses appareils photo fabrique aussi des verres de vue. Au fil des années, j’ai développé une connaissance de la culture japonaise grâce mes séjours réguliers dans l’archipel et mes contacts quotidiens avec les équipes japonaises. Les spécificités culturelles sont nombreuses : il ne faut par exemple jamais critiquer en public, ni faire perdre la face à un collaborateur devant ses collègues. C’est un aspect fondamental de l’identité japonaise, c’est une question d’honneur1. Si vous souhaitez exprimer des désaccords, faîtes-le le soir, après quelques verres. J’ai aussi remarqué que les Japonais pouvaient être paralysés par des situations difficiles. C’est le contraire pour les Français : grâce à leur esprit cartésien et créatif, ils sont très bons pour travailler dans le “foutoir” ou quand ils sont dos au mur. Par contre, quand la situation est stabilisée, il est difficile de faire mieux que les Japonais en terme d’excellence.
Sur les différences entre identité japonaise et occidentale, n’hésitez pas à lire cet entretien avec une historienne japonaise francophone réalisé l’été dernier :
Un autre peuple qui m’a impressionné sont les Coréens : ce sont les maîtres de la simplification des procédés de fabrication. Il n’est pas étonnant qu’ils aient réussi à créer des leaders industriels mondiaux comme Samsung ou Hyundai.
En Chine, les autorités ont toujours très bien accueilli les investissements d’Essilor car ils avaient compris une chose : une meilleure vue permet une meilleur productivité de la main d’œuvre. Pour eux, il était fondamental que la population active soit bien équipée en lunette pour pouvoir soutenir le décollage industriel du pays.
En Europe, les Allemands et les Suisses ont une véritable culture industrielle et un sens inné de la qualité. Cela s’explique par leur système éducatif, qui promeut l’apprentissage, les formations techniques et les liens avec l’entreprise. C’est une des raisons qui expliquent que ces deux pays ne se sont pas désindustrialisés : contrairement à la France, l’idée folle d’une société sans usine ne pouvait pas y germer.
“Lancer son entreprise sur un marché étranger suppose de créer des relations de confiance avec les locaux et de faire preuve de beaucoup d’humilité pour comprendre la culture locale” Xavier Fontanet
G.G. : Votre équipe et vous avez fait d’Essilor un leader industriel qui s’est imposé sur les marchés mondiaux les plus compétitifs face à de redoutables concurrents japonais, américains ou allemands. Quelles sont les raisons de cette réussite ?
X.F. : Je distingue trois raisons principales.
La première, c’est l’innovation et la qualité des produits. Essilor est à l’origine de deux inventions fondamentales : les verres progressifs, permettant aux presbytes (qui représentent 40% de la population mondiale) de bien voir à toutes distances, et les verres organiques (auparavant, les lunettes utilisaient le même verre que celui de nos vitres). Ces avancées technologiques ont permis à des centaines de millions de personnes de mieux voir. Cette course pour l’innovation nous a permis d’atteindre des niveaux de croissance supérieurs à 10% par an. Nous avons également su adapter les verres aux populations : si la plupart des Chinois sont myopes et ont donc besoin de verres épais, les Indiens ont des yeux plus courts et ont eux tendance à devenir presbytes.
La seconde, c’est d’avoir une bonne stratégie pour l’entreprise, sinon on ne vous suivra pas. Surtout, il faut que les salariés la comprennent et la partagent : je passais l’essentiel de mon temps à expliquer la stratégie, à tous les niveaux de l’entreprise. Le cap doit être clair. De cette stratégie partagée découle un élément fondamental dans la réussite d’une entreprise : la confiance. Une fois que la confiance s’installe, tout est plus facile et moins conflictuel. La veille des batailles, Napoléon allait expliquer à ses grognards la stratégie pour le lendemain. Ils se sentaient considérés donc motivés.
La dernière, c’est l’actionnariat-salarié. Essilor a mis en place une politique extrêmement volontariste pour faire des ses collaborateurs, plus que des salariés-actionnaires, des actionnaires-salariés. Quand votre équipe devient actionnaire-salarié, ça change tout. Vos collaborateurs se transforment en businessmen extrêmement impliqués dans le succès de l’entreprise. Et cet actionnariat n’était pas seulement réservé aux cadres : certains ouvriers pouvaient partir en retraite avec des pactoles de 200 000 €, valeur de leurs actions accumulées chez Essilor. De quoi passer ses vieux jours plus sereinement ! Chez Essilor, avec les syndicats, je discutais plus des conditions d’abondement (modalités d’acquisition d’actions de l’entreprise par les salariés) que des augmentations de salaire.
G.G. : La France essaie actuellement de se réindustrialiser. Quelle est votre analyse de la situation et que proposez-vous ?
X. F. : si la situation est moins mauvaises depuis quelques années, l’industrie française se traîne toujours un boulet fiscal qui détruit sa compétitivité. Par exemple, même en prenant en compte les récentes baisses, les impôts de production restent en moyenne deux fois plus élevés que dans le reste de l’Europe. Au-delà du boulet fiscal, il y a également le boulet bureaucratique : les entreprises doivent allouer toujours plus de ressources pour traiter la complexité administrative. Ces ressources pourraient être investies ailleurs, dans l’innovation par exemple. L’impact est très concret car la stratégie d’une entreprise, c’est la façon dont elle alloue ses ressources humaines et financières entre les différents terrains de jeu, qu’ils soient géographiques ou technologiques.
Plus globalement, c’est l’excès de dépense publique qui se retrouve dans les coûts de production. C’est ce que j’appelle le “théorème Fontanet” : plus votre sphère publique est obèse, plus vos coûts de production sont élevés. Il faut bien que le coût de la sphère publique finisse quelque part : il retombe irrémédiablement sur le secteur productif.
Simplifier, moins taxer et bien sûr innover : voilà les trois priorités pour réindustrialiser la France.
G.G. : Pour finir, auriez-vous des livres à nous recommander ?
X.F. : si vous lisez l’anglais, je vous recommande From Third World to First de Lee Kuan Yew. C’est l’homme qui a dirigé Singapour pendant 30 ans et qui a fait de ce petit comptoir de la péninsule malaisienne une des cités-Etats les plus prospères du monde. Dans ce livre, il explique sa stratégie basée sur l’attractivité et l’innovation. Je l’ai rencontré plusieurs fois car nous hésitions entre Hong Kong et Singapour pour implanter le siège asiatique d’Essilor. Il voulait faire de sa ville un pôle industriel et financier et nous a donc déroulé le tapis rouge. L’avantage de Singapour, c’est qu’on peut diriger à la fois les opérations en Inde et en Chine. Hong Kong est trop tourné vers la Chine.
En français, je vous recommande Du Miracle en économie d’Alain Peyrefitte, écrivain et ministre sous de Gaulle et Pompidou. Dans cet ouvrage, il analyse le succès économique de l’Angleterre, des Pays-Bas ou du Japon. Il met en lumière le rôle fondamental joué par la confiance dans le développement de ces pays : en créant de l’harmonie sociale, la confiance permet aux acteurs d’une société de collaborer et de se projeter vers l’avenir. Que ce soit pour un pays ou pour une entreprise, la confiance est un élément fondamental du succès. Mais elle ne se décrète pas : il faut savoir mettre en place les conditions de son apparition.
G.G. : Merci pour cet échange !
X.F. : avec plaisir ! n’hésitez pas à aller faire un tour sur la page de mon émission sur BFM Business : vous y trouverez plus de 200 épisodes dédiés à la stratégie d’entreprise.
Vous trouverez ici les cours de stratégie de Xavier Fontanet sur BFM Business. Vous pouvez également le suivre sur X (ex-twitter).
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Au cours de notre entretien, l’historienne Miho Matsunuma m’avait expliqué les raisons de l’aversion des Japonais pour le conflit ouvert