"Les Chrétiens, comment ils ont changé le monde" de Tom Holland
Pour l'historien, les Occidentaux d'aujourd'hui ignorent combien ils demeurent profondément chrétiens dans leur mentalité
🇫🇷 Courte annonce : je viens de lancer Why the West, une version en anglais de Chroniques occidentales. Vous y trouverez par exemple la traduction anglaise de ma conversation avec l’historienne japonaise Miho Matsunuma. N’hésitez pas à la partager avec vos amis anglophones !
🇺🇸 🇮🇳 🇬🇧 Short announcement: I've launched an English-language version of Chroniques occidentales called Why the West. You'll find, for example, the English translation of my conversation with Japanese historian Miho Matsunuma. Feel free to share it with your English-speaking friends!
Chers lecteurs,
En ce jour de l’Assomption, je vous propose d’aborder le thème du christianisme. Dans son livre "Les Chrétiens, comment ils ont changé le monde"1 publié en 2019, l'historien britannique Tom Holland2 démontre que les Occidentaux d'aujourd'hui ne se rendent pas compte combien ils sont restés chrétiens dans leur mentalité, et cela bien qu’ils ne soient majoritairement plus croyants. Dans cet ouvrage salué par la critique anglo-saxonne (The Economist, The New York Times), Holland explique comment le christianisme a largement façonné notre morale, notre culture et notre mentalité occidentales, et continue de le faire, souvent de manière inconsciente. Pour résumer sa thèse en une phrase : si les églises se sont vidées, les Occidentaux d’aujourd’hui n’ont pas conscience que leur mentalité demeure fortement empreinte de valeurs chrétiennes.
Ce livre a questionné ma vision de la place de l'héritage chrétien dans la civilisation occidentale. Nous savons que la civilisation occidentale s'est construite sur deux principaux piliers : l'héritage gréco-romain et le christianisme. Si le leg gréco-romain est fondamental (voir mon précédent article sur ce que nous devons aux Grecs et aux Romains), Holland soutient que la mentalité des Occidentaux d'aujourd'hui fut principalement formée par le christianisme. Si nous sommes les héritiers d'Athènes et de Rome, c'est avant tout l’Église qui a forgé nos valeurs depuis deux millénaires. Laïcité, refus de la polygamie, respect des plus faibles, morale sexuelle : le christianisme a largement défini ce que les Occidentaux considèrent aujourd'hui comme naturel et juste.
À travers 4 thématiques clés, nous allons exposer les arguments de l’historien concernant l'empreinte du christianisme sur la mentalité occidentale :
La séparation du pouvoir temporel et spirituel
Le refus de la polygamie
Les relations homme-femme et l'égale dignité des hommes
L’ambivalence par rapport à son propre pouvoir
1. La séparation du pouvoir temporel et spirituel
Cette séparation, qui semble aller de soit en Occident, n'a rien de naturelle. Tom Holland montre qu'elle est le fruit d'un long et laborieux processus historique ("Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu" répond Jésus à une question des Pharisiens) propre au christianisme. On ne retrouve pas cette séparation dans toutes les religions où temporel et spirituel peuvent être largement imbriqués, comme par exemple l’islam (qui est également un système juridique) ou l'hindouisme (qui est également une organisation de la société, un ordre socio-religieux). L’auteur anglais cite un historien indien : "Le christianisme se répand de deux manières : par la conversion et par la sécularisation (séparation du politique et du religieux)".
2. Le refus de la polygamie
L'interdiction de la polygamie, qui va de soi pour les Occidentaux, n'a absolument rien d'universel. Si la polygamie est de moins en moins fréquente, elle reste toujours légale et pratiquée dans de nombreuses parties du monde, en particulier dans certains pays musulmans car le Coran autorise cette pratique3. Notons des différences importantes au sein du monde musulman : si 35% des foyers sénégalais sont polygames4, cette pratique est interdite en Tunisie et en Turquie.
En Occident, autrefois dénommé Chrétienté, l’historien montre que c'est en grande partie l’Église qui a ancré le couple monogame comme un standard.
3. Les relations homme-femme et l'égale dignité des hommes
Le christianisme fut une révolution des relations homme-femme par rapport au monde antique. Par exemple, chez les Romains, le pouvoir du riche citoyen sur sa femme est total. Dans la mythologie grecque, des dieux disposent des corps à leur bon-vouloir. La conception chrétienne du mariage vient bouleverser les pratiques d'alors : les époux se doivent fidélité à vie, la femme devient égale à l'homme dans le couple et le lien d'amour est élevé au rang d'institution morale et religieuse.
"Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il n'y a plus ni esclave ni homme libre, il n'y a plus ni homme ni femme; car tous vous, vous êtes un en Jésus Christ" (Lettre de Saint Paul aux Galates) : cette égale dignité des hommes promue par le christianisme, qui est aujourd'hui la base de notre morale moderne, n'a rien de naturel dans le monde où elle est apparue, dominé par la règle du plus fort. Le message chrétien d’égalité des hommes fut une véritable révolution et le concept moderne des Droits de l’homme en est l’héritier.
4. L’ambivalence par rapport à son propre pouvoir
Une spécificité de l'Occident est son ambivalence vis-à-vis de son propre pouvoir : le mouvement woke en est par exemple une expression. Pour Tom Holland, cette attitude s'explique par le christianisme, pour lequel l'idée de pouvoir semble oppressante à elle-même. La tension entre l'aspiration à la charité chrétienne (“tendre l'autre joue”) et la nécessité de défendre le christianisme contre ses adversaire traverse l'histoire de la chrétienté. La religion dans laquelle « Les derniers seront premiers et les premiers seront derniers » (Évangile selon saint Matthieu) est parfois mal à l'aise avec sa propre puissance.
Conclusion
En résumé, l'historien montre que des valeurs que les Occidentaux considèrent généralement comme allant de soi et universelles (séparation du politique et du religieux, refus de la polygamie etc...) trouvent en fait leur racine dans le christianisme. Même si l'Occident et notamment l’Europe sont en voie de déchristianisation, “vivre aujourd’hui dans un pays occidental, écrit Tom Holland, c'est vivre dans une société fondée sur des concepts et présupposés chrétiens”.
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Titre original en anglais : “Dominion, the Making of the Western Mind"
C’est un homonyme, il ne s’agit pas de l’acteur qui joue spider-man :)
Au verset 3 de la sourate « Les Femmes »
“Au Sénégal, la polygamie ne rebute plus les femmes instruites”, Le Monde, 11 mai 2018
Merci pour cette recension. Dans son essai "la fin de la chrétienté", Chantal Delsol observe également que la civilisation occidentale vit sur "les acquis" du christianisme, quand bien même une portion de plus en plus étroite de sa population se dit chrétienne (le début du déclin remontant aux Lumières). Selon Delsol, la chrétienté, c'est-à-dire la civilisation issue du christianisme, est elle-même en train de finir : Après la fin du christianisme, c'est la fin de la chrétienté. C'est la fin de la fin. L'étoile morte a fini de briller. Il en résulte la possibilité d'inversions normatives telles que (par exemple) l'acceptation sociale de la polygamie : en effet il n'existe plus de fondement moral incontesté pour refuser des mariages à 3 personnes et plus, du moment que cela est librement consenti.