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Chères lectrices, chers lecteurs,
aujourd’hui je voudrais vous parler d’un livre qui a beaucoup compté dans ma compréhension de l’importance de l’héritage grec dans la civilisation occidentale. Pourquoi la Grèce ? est un ouvrage écrit en 1992 par Jacqueline de Romilly, une universitaire française internationalement reconnue qui consacra sa carrière à l’étude de la civilisation de la Grèce antique. Elle fut membre de l’Académie française et la première femme professeur au Collège de France. Adolescente, sa mère lui offre un livre de Thucydide, un des premiers historiens athéniens et auteur de la célèbre Histoire de la Guerre du Péloponnèse au Ve siècle av. J.-C. Elle se découvre alors une passion pour les œuvres et la pensée grecque qui ne la quittera plus jusqu’à sa mort en 2010. Elle était persuadée que chacun devrait bénéficier du « sentiment profond de la beauté du monde et de l’émerveillement devant la vie » qu’elle ressentait à la lecture d’Homère. Ses travaux lui valurent l'admiration des Grecs contemporains qui lui décernèrent la nationalité grecque à titre honorifique en 1995. Pour les plus curieux, je ne peux que vous recommander ce documentaire retraçant sa vie.
Dans Pourquoi la Grèce ? Jacqueline de Romilly répond à cette question : pourquoi les textes de la Grèce antique, d'Homère à Platon, nous parlent-ils toujours et continuent-ils d'influencer toute la culture européenne ? Pour l’académicienne, c’est “leur effort exceptionnel vers l’humain et l’universel” qui a permis à ces textes de traverser les siècles.
Ce faisant, elle nous enseigne que l’Occident doit à la Grèce antique et en particulier à l’Athènes du Ve siècle av. J.-C deux éléments fondamentaux de son identité actuelle :
L’invention de la liberté
Le goût de l’universel
1. L’invention de la liberté
“L’idée de liberté nous vient de Grèce, où elle a été découverte et proclamée avec force, pour la première fois et de façon durable.”1
L’obéissance consentie à une loi décidée collectivement et non plus à la volonté d’un seul homme, voilà la révolution grecque. Les Grecs prennent conscience de leur spécificité au Ve siècle av. J.-C, au cours des guerres les opposant à l’empire perse : ils remarquent que les Perses « obéissaient à un souverain absolu, qui était leur maître, qu’ils craignaient et devant lequel ils se prosternaient », un comportement difficilement concevable pour eux. Les Perses sont eux surpris par ces Grecs qui ne se battent par pour un roi, mais pour la liberté de leur cité. Jacqueline de Romilly voit naître ici l’idéal occidental de défense de la liberté contre l’absolutisme : “la Grèce, se heurtant à Darius, puis à Xerxès, a donc défini en termes clairs notre idéal européen”.
Pour les Grecs, la liberté politique est indissociable de la liberté de pensée et d’expression. Ils ont légué aux Occidentaux le goût et l’habitude du débat. Dans Les Phéniciennes, une tragédie du poète athénien Euripide, Jocaste demande à son fils ce qui est le plus difficile quand on est exilé : “Le pire inconvénient est qu’il n’y a pas de liberté de parole”. Et Jocaste d’acquieser : “C’est le fait d’un esclave que de ne pas dire ce que l’on pense”.
Dans son discours Hommage à la Grèce prononcé le 28 mai 1959 à Athènes, l’écrivain André Malraux résume en quelque phrase cette révolution qu’a constitué l’invention de la liberté par les Grecs : « C'est par la première civilisation sans livre sacré, que le mot intelligence a voulu dire interrogation. L'interrogation dont allait naître la conquête du cosmos par la pensée, du destin par la tragédie, du divin par l'art et par l'homme (…). La Grèce antique va vous dire : « J'ai cherché la vérité, et j'ai trouvé la justice et la liberté. J'ai inventé l'indépendance de l'art et de l'esprit. J'ai dressé pour la première fois, en face de ses dieux, l'homme prosterné partout depuis quatre millénaires. Et du même coup, je l'ai dressé en face du despote. »
2. Le goût de l’universel
“L’héritage grec, fondé sur l’aspiration à l’universel, est devenu l’esprit même de notre civilisation occidentale.”
Pour Jacqueline de Romilly, L’Iliade et l’Odyssée d’Homère est une épopée différente par son caractère éminemment universel. Colère, pitié, tendresse ou honneur : le poète décrit les sentiments humains de manière simple et intemporelle. C’est pourquoi ce texte nous touche toujours, près de trois millénaires après son écriture. Pour l’académicienne, toute la condition humaine est déjà dans Homère. Elle prend l’exemple de la scène de l’adieu du guerrier Hector à sa femme et son fils avant de partir combattre. Au moment de la difficile séparation, le guerrier et son épouse sont amusés par la curiosité et la peur que suscite le casque du guerrier chez leur enfant. Pour le rassurer, sa mère le prend dans ses bras « dans un rire en pleurs » écrit le poète. Dans cette scène qui est l’une des plus émouvantes de L’Iliade, Jacqueline de Romilly voit l’exemple parfait du génie du poète grec : réussir à décrire d’une manière simple, belle et intemporelle la complexité de sentiments humains – en l’occurrence, ceux de la femme partagée entre la crainte pour son mari partant à la guerre et le rire devant la curiosité de son enfant pour le casque de son époux. Voilà sans doute pourquoi “les héros d’Homère sont devenus des compagnons de toujours, d’abord en Grèce, puis à Rome, puis dans tous les pays européens”.
“L’humanité est donc partout, dans cette première épopée. (...) Elle est dans son génie de tout ramener à l’humaine condition et dans son refus de toute limitation ethnique ou particulariste. A cet égard, l’Iliade inaugure en fait ce que deviendra le désir d’universalité propre à notre culture, et l’ouverture aux autres que, contrairement à bien des civilisations, elle inscrit en tête de ses valeurs.” Jacqueline de Romilly dans Pourquoi la Grèce ? (1992)
Ce goût de l’universel se traduit également par la recherche de vérités générales et un intérêt pour les autres cultures. Quand l’historien athénien Thucydide analyse les raisons de la guerre entre les cités d’Athènes et de Sparte dans La Guerre du Péloponnèse, il souhaite léguer aux hommes des leçons qui sont des “acquis pour toujours”. 2500 ans après, il semble avoir réussi : dans un livre récent2, le professeur à Harvard Graham Allison reprend ses enseignements pour analyser la rivalité entre la puissance dominante américaine (dans la situation de Sparte) et la puissance montante chinoise (dans la situation d’Athènes). Il élabore ainsi le concept de Piège de Thucydide, une situation dans laquelle une guerre éclate quand une puissance ascendante conteste l’hégémonie d’une puissance jusque-là dominante.
Conclusion - mon avis
Dans Pourquoi la Grèce ? Jacqueline de Romilly rappelle que nous devons aux Grecs deux éléments fondamentaux de l’identité occidentale : la recherche de la liberté et le goût de l’universel (ce dernier sera renforcé par deux millénaires de christianisme). Cette pratique de la liberté individuelle et collective qui caractérise les peuples occidentaux d’aujourd’hui et qui est une des raisons de leur prospérité débuta il y a plus de 25 siècles à Athènes. Les Grecs nous ont aussi légué le goût de l’universel, souvent pour le meilleur (ouverture et curiosité pour les cultures étrangères, quête du savoir) et parfois pour le pire (faible conscience de sa propre identité, tendance à présumer que le monde partage nos valeurs). Nous avons d’ailleurs récemment vu à travers le Japon que ce goût pour l’universel… n’a rien d’universel.
Naturellement, les Grecs n’étaient pas des anges. Comme les autres peuples de leur temps, ils violaient parfois les lois, avaient des esclaves et la démocratie pouvait tourner à la tyrannie populaire. Mais l’académicienne de conclure : “cependant les Grecs avaient au moins su dire ce qui aurait dû être, et définir des valeurs, et quelques fois mourir pour elles.”
Cette citation est issue de La Grèce antique à la découverte de la liberté, un livre de Jacqueline de Romilly publié en 1989
Vers la guerre: La Chine et l’Amérique dans le Piège de Thucydide ? (2019), Graham Allison
Les gens de ma génération, je suis né en 1943, on été élevés dans l’amour de l’antiquité greco-latine, au lycée, dans la section A ´ on étudiait le latin, le grec et les mathématiques, dans ma famille tout le monde avait fait du latin et mon grands-père savait par cœur des passage de l’Illiade et l’Odyssée et de l’Eneide. Il est est désolant de constater que les nouvelles générations ignorent tout de ce qui constitue notre ADN.