« Le wokisme punit l'Occident pour ses vertus »
Entretien avec Pierre Valentin sur son livre Comprendre la révolution woke
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Chers lecteurs,
je vous propose aujourd’hui un entretien avec Pierre Valentin, essayiste et contributeur régulier au Figaro qui a récemment publié Comprendre la révolution woke chez Gallimard.
Fruit de 2 ans de travail, ce livre est une analyse chirurgicale du wokisme, de ses paradoxes et des dangers que cette idéologie fait peser sur les sociétés occidentales.
Guillaume Gau : Qu’est-ce que le wokisme ? Le terme est devenu omniprésent dans le débat public mais je dois avouer que je ne saurais pas le définir précisement.
Pierre Valentin : Le wokisme est une idéologie qui perçoit les sociétés occidentales comme étant fondamentalement régies par des structures de pouvoir, des hiérarchies de domination, des systèmes d’oppression qui auraient pour but, ou en tout cas pour effet, d’« inférioriser » l’Autre, c’est-à-dire la figure de la minorité sous toutes ses formes (sexuelle, religieuse, ethnique, etc.), par des moyens souvent invisibles. Le « woke » est celui qui est « éveillé » à cette réalité néfaste et qui se donne pour mission de conscientiser les autres.
G.G. : Dans mes articles, j’aborde régulièrement les particularités de la civilisation occidentale. Elle est celle qui a le plus favorisé l’esprit critique et les nations qui la composent sont parmi les plus tolérantes. Vous écrivez que « le wokisme punit l'Occident pour ses vertus. Quelles sont les autres cultures qui s'amusent autant à s'accuser ? (...) Le wokisme n'aurait pu germer ailleurs ». Comment expliquez-vous que le wokisme soit avant tout un phénomène occidental ?
P.V. : Comme l’écrivait l’intellectuel polonais Leszek Kolakowski, c’est l’Occident qui a inventé l’anthropologie, soit la volonté – toujours impossible mais tout de même saine – d’étudier des cultures extérieures sans imposer sa propre grille de lecture. Or, c’est précisément cette même civilisation qui est aujourd’hui accusée d’être trop « Occidentalo-centré ». C’est une critique philosophiquement occidentale de l’Occident qui lui est faite dans le wokisme.
Pour expliquer ce phénomène d’inversion accusatoire, on pourrait chercher du côté du paradoxe de l’égalité d’Alexis de Tocqueville, qui stipule qu’au fur et à mesure qu’on « concrétise » le principe d’égalité des conditions, la moindre inégalité résiduelle paraît d’autant plus inadmissible. Ceux qui sont allé le plus loin dans l’égalitarisme sont critiqués pour leur manque d’égalitarisme.
Cela se voit à plusieurs niveaux : seules les sociétés qui savent ce que signifie le mot « transgenre » sont perçues comme « transphobes ». Seuls les pays dont les entreprises mettent unanimement leur logo aux couleurs de l’arc-en-ciel sont accusés d’homophobie. Seules les nations qui mettent un genou à terre pour Black Lives Matter sont traitées de « racistes ».
G.G. : Vous écrivez que « l’idéologie woke n’est que pure négation ». Que voulez-vous dire par là ?
P.V. : Lorsque l’on demande à ces militants de se définir en un seul mot, c’est celui « d’anti-raciste », ou « d’anti-sexiste », c’est-à-dire qu’ils le font toujours en « contre ». Le concept le plus en vogue depuis plusieurs décennies en sciences sociales est celui de « déconstruction ». Le mode d’action de ces militants est de faire tomber des statues, et non pas d’en construire. Leur utopie est toujours une photographie négative, un monde « sans » racisme, sexisme, etc.
Cette thèse peut paraître radicale, ou volontairement provocatrice, mais je vous assure qu’il n’y a aucune autre façon de trouver une forme de cohérence parmi la myriade de contradictions que professent ces militants.
Parmi les contre-arguments souvent évoqués, on cite souvent le fait qu’ils ne feraient que « défendre les minorités » ou qu’ils seraient pour l’égalité, soit des affirmations positives au cœur de leur logiciel. Mais comme je le démontre dans le premier chapitre du livre, ces arguments sont en réalité des faux-semblants mobilisés pour dissimuler un ressentiment profond. La minorité a une valeur purement instrumentale dans ce logiciel, et ces militants aspirent en réalité à une revanche ou une inversion du système en place, et non à une quelconque « égalité ».
A quoi aboutit l’application concrète d’un wokisme « chimiquement pur » ? C’est à cette question que répond ce documentaire (1,5 million de vues) sur l’expérimentation mise en place sur le campus de l’université américaine Evergreen. L’histoire finit très mal …
G.G : Un des dangers du wokisme, c’est ce que vous appelez la « médiocrisation », c’est à dire vouloir faire passer l’inclusion avant la compétence. Avez-vous des exemples de cette dérive en France ou à l’étranger ?
Sans trop chercher à m’aventurer en dehors de mon domaine de compétence, je crois pouvoir avancer qu’une part de la fameuse « bulle de la tech » qui explose ainsi que des universités qui s’effondrent peut s’expliquer par les politiques « DEI » (Diversité, Équité, Inclusion). Il ne s’agit pas de dire ici que les « minorités » ne puissent pas être compétentes, mais bien que lorsqu’on arrête de poursuivre la denrée rare qu’est la compétence, on finira fatalement par la perdre.
Or, quel que soit les discours tenus autour de la notion élastique « d’inclusion », je pense que les français préféreraient que le chirurgien qui opère leur père d’une greffe du cœur soit compétent avant d’être « représentatif ». Lorsque notre priorité sera de remplir des quotas identitaires plutôt que de viser l’excellence, il est probable que les trains qui arrivent à l’heure, que les administrations qui fonctionnent efficacement, et que les avions qui décollent seront d’heureux accidents.
G.G. : Les wokes pensent que l’objectif ultime des sociétés occidentales est « d’oppresser les minorités ». Finalement, le wokisme ne serait-il pas un complotisme d’extrême-gauche ?
P.V. : Une notion revient très fréquemment dans les écrits woke : celle de « Système ». Il a d’ailleurs énormément de synonymes : « Le Cistème » (en référence aux personnes « cisgenres », soit les personnes non « transgenres »), le patriarcat, « l’héteropatriarcat », le « blanctriarcat » etc. Cette abstraction négative est perçue comme omniprésente et omnipotente. Dans la nouvelle conception du racisme, désormais « systémique », on peut même avoir un racisme sans racistes. Nous avons là un complotisme qui n’a pas besoin de comploteurs.
Conceptualiser l’existence d’un système néfaste permet au dissident de se positionner durablement « en contre ». Autant s’opposer à un individu nous fait courir le risque de se trouver au chômage moral lors de sa disparition, autant s’opposer à une entité plus abstraite et gazeuse nous garantit une longue carrière militante. De plus, cela permet également de s’absoudre de la charge de la preuve : une fois le mal « systémisé », je n’ai plus besoin de démontrer qu’un acte en particulier a eu lieu à tel endroit, à tel date, etc.
« Autant s’opposer à un individu nous fait courir le risque de se trouver au chômage moral lors de sa disparition, autant s’opposer à une entité plus abstraite et gazeuse nous garantit une longue carrière militante » Pierre Valentin
G.G. : La prospérité et les libertés dont nous jouissons en Occident ne sont pas tombées du ciel mais ont été construites au fil des siècles par nos ancêtres. Je vous rejoins donc dans votre conclusion quand vous expliquez qu’un des remèdes face à la dérive woke, c’est de promouvoir la gratitude envers notre héritage civilisationnel. Mais concrètement, comment faire ?
P.V. : La question est vaste et la tâche ardue. Le miracle permanent, c’est la civilisation, et l’absence d’anarchie. Tout cela tient à un fil, suspendu au-dessus du vide.
L’essence psychique du wokisme est la culpabilité pour les « dominants », et le ressentiment pour les « dominés ». Pour sortir de ce tango sadomasochiste, il faut arriver en effet à inculquer respectivement de la fierté et de la gratitude. Se contenter de dire à une génération qui se noie que sa bouée de sauvetage idéologique est de nature cancérigène ne sera jamais suffisant. La négation de la négation n’est pas une affirmation !
Je ne suis pas homme politique, donc je n’ai pas de mesures concrètes à proposer, en dehors d’effectuer un travail de pédagogie auprès des Français sur cette question, mais il est clair qu’il faut retrouver le récit unificateur qui fut le nôtre. Il faut être capable non seulement de compter les accomplissements de notre civilisation, mais également de les conter.
G.G. : Je partage votre constat et me permets de recommander à nos lecteurs certains de mes articles récents sur ces grands conteurs de civilisation que sont l’helléniste française Jacqueline de Romilly - sur ce que l’Occident doit à Athènes - ou l’historien britannique Tom Holland - sur ce que l’Occident doit au christianisme. Merci pour cet échange Pierre Valentin !
P.V. : Merci pour l’invitation, ce fut un plaisir !
Je vous recommande la lecture de Comprendre la révolution woke : la plume de Pierre Valentin est claire, méthodique et souvent drôle. Vous pouvez également le suivre sur X (ex-twitter).
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Excellent entretien. La pédagogie est toujours préférable à l'idéologie.
De l absurde comme mode de fonctionnement.